Contrôle facile et à la demande de la polarisation des émetteurs THz spintroniques.

Les émetteurs ultra large bande de rayonnement térahertz qui exploitent la dynamique du spin au lieu de la charge des électrons dans les multicouches métalliques spintroniques ont émergé ces dernières années sur la scène de la recherche en tant que sources THz versatiles et robustes présentant de nombreuses propriétés inaccessibles avec les technologies plus conventionnelles. Leur capacité de commutation de la polarisation THz par le contrôle de l’aimantation de la couche ferromagnétique est particulièrement unique. À l’IEMN, nous avons prouvé qu’il existe un moyen très efficace de régler cette direction de l’aimantation (et donc la polarisation THz émise) à la demande, sans perte de puissance, à n’importe quel angle choisi entre 0 et 360 degrés. Une telle source peut améliorer considérablement les applications en polarimétrie THz et en ellipsométrie en évitant le recours à des polariseurs externes. Un contrôle dynamique et rapide de cette technique permettra en outre de démontrer des émetteurs THz modulés à des vitesses sans précédent.

La technologie THz a déjà débouché sur des applications qui sont sur le point d’être commercialisées, comme la spectroscopie non destructive, la détection de susbtances chimiques et les communications rapides sans fil. La possibilité d’un contrôle de l’état de polarisation d’un faisceau THz constitue dans ce contexte une fonctionnalité importante qui n’était, jusqu’il y a peu, toujours pas réalisée facilement et de manière directe. La polarisation d’un faisceau THz peut être contrôlée par des lames à retard de type Fresnel-rhomb, des polariseurs à grilles, des lames biréfringentes ou des dispositifs actifs à base de métamatériaux. Si ces approches sont robustes et peuvent parfois être contrôlées activement, elles sont le plus souvent soit encombrantes, soit à bande étroite et présentent d’importantes pertes d’insertion. Contrôler l’état de polarisation émis directement lors de la génération est en ce sens une approche plus logique. C’est précisément ce que le nouveau type d’émetteurs THz à effet Hall inverse permet de réaliser facilement.

La génération de rayonnement térahertz par effet spintronique a été démontrée pour la première fois il y a environ 5 ans par le groupe du Pr. Tobias Kampfrath du département de physique de la Freie Universität de Berlin. La configuration de cet émetteur n’est rien d’autre qu’un empilement nanométrique métallique en film mince constitué de couches d’un métal ferromagnétique (FM) et d’un métal normal non magnétique (NM). Après l’excitation optique d’une telle hétérostructure FM|NM, un courant de spin ultrarapide est injecté à travers l’interface entre le FM aimanté dans son plan et la couche NM adjacente. Ce courant de spin ultrarapide hors-plan est ensuite converti en un courant de charge dans le plan par un processus de conversion du courant de spin en courant de charge (« Spin to Charge » – S2C). Si le NM est constitué d’un métal lourd comme le Pt, la S2C se produit principalement par des interactions spin-orbite dans la couche NM induisant l’effet Hall de spin inverse (« Inverse Spin-Hall Effect » – ISHE). En termes simples, l’ISHE dévie un courant de porteurs dans une direction transversale qui dépend de son état de spin. Par conséquent, si le courant de porteurs est principalement polarisé dans un certain état de spin, ce courant de spin injecté se transformera en un courant de charge transversal de résultante non nulle. De plus, comme tous les processus physiques impliqués (excitation des porteurs chauds par des impulsions IR, diffusion et injection des spins, relaxation et diffusion dans la couche NM) ont des constantes de temps caractéristiques de l’ordre de quelques dizaines de femtosecondes, la durée du régime transitoire du courant de charge résultant est inférieure à la picoseconde. Il en résulte une émission d’ondes électromagnétiques aux fréquences THz. Une caractéristique remarquable et essentielle de la physique de l’ISHE, est que le courant généré est fondamentalement toujours orthogonal à la fois au courant de spin injecté et à l’état de polarisation du spin ! Par conséquent, le contrôle de la direction de l’aimantation de l’injecteur de spin, c’est-à-dire la couche FM, déterminera directement l’état de polarisation du rayonnement émis.

Dans le cadre d’un projet FET Open (s-NEBULA FET Open Grant No. 863155 2020-2023, https://s-nebula.eu), l’IEMN s’associe à des groupes de recherche français, allemands, suédois et tchèques de premier plan pour étudier cette nouvelle technologie spintronique THz.
L’équipe « Photonique THz » et l’équipe « AIMAN-FILMS » dirigent conjointement le WP sur l’amélioration des caractéristiques d’émission des configurations spintroniques proposées. Une expertise spécifique que nous apportons à ce projet est le développement de multicouches ferromagnétiques avec des propriétés magnétiques spécifiques. Jusqu’à présent, les émetteurs THz spintroniques (STE) ont utilisé des matériaux magnétiques doux et isotropes comme injecteurs de spin, et en particulier des alliages CoFeB. Ces couches ferromagnétiques ont l’avantage d’être facilement saturées dans n’importe quelle direction dans le plan en les plaçant dans un faible champ magnétique externe dans la direction souhaitée. Compte tenu de ce qui a été mentionné précédemment, les STE à base de CoFeB peuvent donc générer une polarisation THz donnée en tournant de manière appropriée ce champ externe dans la direction souhaitée. Un tel réglage « mécanique » de la polarisation est non seulement encombrant, mais il ne permet pas non plus de contrôler rapidement l’aimantation.
En magnétisme, nous savons que si une forte anisotropie uniaxiale est créée à l’intérieur d’une couche FM, l’orientation de l’aimantation  dans la couche résulte d’un équilibre énergétique entre l’axe d’anisotropie et la direction du champ magnétique externe appliqué, suivant  le modèle dit de Stoner-Wohlfarth. Ce mécanisme prédit que l’aimantation du domaine tourne uniformément sur un cercle complet en appliquant uniquement un champ externe perpendiculaire à l’axe d’anisotropie. Cela signifie qu’une telle couche utilisée dans une STE permettrait donc un contrôle très efficace de la direction de la polarisation THz ! La direction de la polarisation serait déterminée uniquement par la valeur d’un champ magnétique fixe sans qu’il soit nécessaire de modifier son orientation.

C’est précisément ce que les chercheurs du groupe AIMAIN-FILMS et Photonique THz ont réalisé. Plus précisément, ils ont démontré qu’un film mince multicouche soigneusement choisi, combinant un alliage de FeCo à magnétisme doux avec un alliage TbCo2 à magnétisme dur, crée un empilement ferromagnétique efficace possédant une anisotropie uniaxiale prononcée mais avec un champ d’anisotropie considérablement réduit.  Une rotation Stoner-Wohlfarth complète de l’aimantation sur 360° peut ainsi être réalisée avec des niveaux de champ magnétique externe plus faibles. D’un point de vue magnétique, ce résultat n’est pas surprenant. Le véritable impact de ce travail réside dans la démonstration qu’une telle couche est aussi efficace qu’une couche de CoFeB « classique » lorsqu’elle est utilisée dans un émetteur THz spintronique. Les expériences ont montré que l’utilisation d’une telle structure multicouche permet d’obtenir des signaux THz presque aussi importants qu’avec les alliages CoFeB optimisés. De plus, nous avons montré que la puissance rayonnée est maintenue sur l’ensemble du cycle de rotation de polarisation de Stoner-Wohlfarth en faisant varier un champ magnétique externe suivant une direction fixe avec une amplitude maximale de 100 Oe (10mT) seulement.

Ce réglage quasi-statique de la direction de la polarisation THz d’un STE a un impact profond sur le potentiel d’utilisation de ces émetteurs. On peut maintenant imaginer un STE intégré à un minuscule électro-aimant fixe qui émettra une certaine polarisation THz en réglant « simplement  » le courant de l’électro-aimant à la valeur souhaitée. En d’autres termes, la source polarimétrique THz à large bande efficace devient une réalité. Le contrôle aisé de la polarisation de ce type d’émetteur a plusieurs autres applications de grande portée : Dans ce travail, le contrôle de l’aimantation par effet Stoner-Wohlfarth a été principalement exploité de manière quasi-statique. Mais un contrôle dynamique rapide de l’aimantation est aussi imaginable en faisant fonctionner l’émetteur anisotrope uniaxial près de sa transition dite de réorientation de spin (TRS), où l’aimantation le long de l’axe facile se réoriente sans être gênée par une barrière d’énergie lorsqu’elle est soumise à des excitations RF de faible amplitude. Des vitesses de modulation bien supérieures à 10 MHz sont attendues. Un tel STE à modulation rapide à large bande avec un indice de modulation proche de 100 % est un composant manquant pour les communications THz sans fil, mais il pourrait également être utilisé pour la spectroscopie THz ellipsométrique à modulation à faible bruit. De plus, en combinant de tels émetteurs en cascade et en exploitant le contrôle de polarisation à 360°, tout état de polarisation elliptique THz peut être créé à volonté si un contrôle de phase précis entre les deux émetteurs en cascade est mis en œuvre.

Plus d’informations sur ce travail sont disponibles dans l’article paru dans la revue ACS Photonics “360°Polarization Control of Terahertz Spintronic Emitters UsingUniaxial FeCo/TbCo2/FeCo Trilayers” (doi: https://doi.org/10.1021/acsphotonics.1c01782) et sur le projet FET Open s-Nebula sur le site https://s-nebula.eu